Laissez-moi faire partie de l'Histoire (Gaëtan)

Inside my heart

Le bruit des bombardements résonna aux oreilles de Gaëtan, accompagné du cri de supplice d'Aëlys, qui hurlait à la mort. Un autre son surgit, et il mit cinq bonnes minutes à comprendre qu'il venait de sa propre gorge. D'un bon, il se releva. Un stress post-traumatique qui durait depuis maintenant onze ans. Le souffle court, les larmes au bord des yeux, Gaëtan revit sa maison partir en fumée alors qu'il s'apprêtait à y entrer. Il avait vu Bartimeus mourir. Et s'il était mort, Elle l'était aussi. Le même raisonnement qui avait franchi ses pensées une décennie plus tôt revenait le hanter tous les soirs. La tristesse n'était plus la même. Seule demeurait l'angoisse de voir les bombes revenir, saccager de nouveau les vies humaines comme si elles ne représentaient rien. Avoir à revivre ce qu'il avait cherché à oublier, sans succès. Doucement, reprenant peu à peu ses esprits, se rendant compte qu'il était toujours dans sa chambre, en relative sécurité, il se leva. Cela ne servait plus à rien de chercher le sommeil, il l'avait fui pour ce soir. Il s'approcha de son petit bureau, trônant dans un coin de la pièce, et de la photographie vieillie qui avait sa place sur le coin droit. Comme toutes les nuits, comme un rituel quelque peu lugubre, il la saisit, pour l'observer de plus près. Des boucles rousses, couleur qu'on ne pouvait discerner, un regard pétillant, des lèvres charnues, toujours prêtes à sourire à la moindre occasion, la jeunesse qu'il commençait à ne plus sentir se traduisant sur leurs deux poses. C'était le jour de leur mariage. Le plus triste était qu'il ne s'en souvenait pas vraiment. Enfin ... Il avait les images en tête, c'était certain, mais comme quelqu'un qui y aurait assisté de façon extérieure. Le bonheur que cela lui avait procuré, l'amour qu'il ressentait, l'innocence de croire qu'ils pourraient survivre, qu'ils pouvaient tout faire tous les deux. Tout ça s'était envolé. Il avait souffert longtemps, voulant mettre fin à ses jours plus d'une fois. Mais pour Aëlys, il s'était relevé. Il se relevait toujours, pour elle. Et il avait peu à peu gardé les souvenirs et occultés les sentiments, ce qui, en fin de compte, lui faisait le plus de mal. Celle-ci, d'ailleurs, s'approcha. " Qu'est ce que tu comptes faire?" Il ne savait jamais vraiment comment prendre cette question. Alors il répondit tout en occultant une partie de la réponse, comme il savait si bien le faire. " Ce que je fais de mieux. Toujours ce que je fais de mieux." Et sur ces mots, il s'installa à son bureau.

C'était là sa seule alternative, sa seule échappatoire. Mais ce que cela impliquait ... Se plonger dans les travers de la société, en ressortir l'essence même, la retranscrire, tenter de passer outre les interdictions et les surveillances... Il se demandait encore pourquoi il prenait la peine de s'en charger. Par éthique? Par haine personnelle? Par défi? Par héroïsme même? S'il ne le faisait pas , qui s'en chargerait? La réponse était simple : toujours quelqu'un. Il y avait toujours quelqu'un pour se lever contre le gouvernement et la Haute Autorité, pourquoi fallait-il que ce soit lui? Voilà exactement les paroles de son frère cadet, prononcées la veille au soir. " Pourquoi est-ce que tu te sens obligé de te mettre en danger? La mort de Naël ne te suffit pas, il faut en plus avoir la tienne sur la conscience? Parce que tu vas finir par y passer, en te prends pas pour plus intelligent et rusé que tu ne l'es ... Mais si tu te brûles, le reste de la famille risque de le faire aussi. " Le regard de Gaëtan divagua, jusqu'à se replonger dans cette conversation. Il n'avait jamais eu de réels conflits avec Tristan, c'était sans doute la première fois. Peut-être avait-il dépassé les bornes cette fois-ci. Peut-être n'avait-il pas assez dosé sa plume, pour en finir par se trahir. Rien ne lui était encore remonté mais peut-être que le plus jeune Lyyant avait loin d'avoir tort. Mais jamais il ne l'aurait avoué, ni lui, ni Aëlys, qui s'était contenté de gronder sur Noomi, le daemon de Tristan. Il était seulement sûr d'une chose : il ne reverrait pas son frère de si tôt.

Fermant les yeux, Gaëtan chercha un moyen de s'échapper de ses souvenirs, qui semblaient ne plus vouloir l'abandonner. La maison en cendres, une famille en colère, accablée de malheurs, un père à l'usine, qui s'échinait encore, à son âge, au travail, une mère qui ne jurait que par la lecture pour oublier le fait qu'elle ait dû fuir son pays des années et des années plus tôt pour survivre, sans pouvoir jamais revoir aucun de ses proches. Il ne s'était personnellement jamais senti français, cette notion étant bien trop vague à son goût, mais parfois il se prenait à rêver. Et  si la vie était différente là-bas? Si les secrets sauvagement gardés n'en étaient pas, si la censure n'existait pas, et le gouvernement beaucoup moins strict? Certains s'étaient mis à en rêver. " Et bien quoi, maintenant tu veux aller vivre en France?" Son ton était amusé, presque moqueur. Un sourire se dessina sur les lèvres de Gaëtan, presque soupirant, et il amena ses mains à sa tête pour se masser les tempes. " Bien sûr que non, je suis fatigué, je ne sais plus très bien ce que je dis." La renarde sauta sur le bureau, mettant tous les feuillets sans dessus dessous pour s'asseoir dessus.  " Alors essaie de te reposer. T'écriras rien dans cet état de toute façon, t'as l'habitude. Regarder défiler ta vie devant tes yeux ne t'aidera pas à voir clair. "  Force était d'admettre qu'elle avait raison. Elle devait, par ailleurs, être aussi fatiguée que lui, vu sa mine basse. Aussi, il se leva de nouveau, sans avoir pu s'atteler à la tâche, pour se recoucher. Il aurait tout le temps de s'occuper du monde demain. La seule chose qu'il voulait, c'était ne plus s'éveiller en hurlant.